En 2020, deux méta-analyses paraissent dans de grandes revues scientifiques, qui relativisent l’impact de l’agriculture sur l’abondance et la diversité des insectes. Dans des commentaires critiques publiés dans les mêmes revues, des chercheurs d’INRAE, du CNRS et d’autres organismes montrent que ces méta-analyses comportent des biais méthodologiques remettant en cause leurs résultats. Marion Desquilbet, co-autrice de ces contre-analyses, s’intéresse plus globalement aux relations entre l’agriculture et la biodiversité. Elle nous livre ses réflexions sur la construction des connaissances et l’apparition de controverses dans un contexte d’incertitude scientifique.
INRAE INSTIT - Par Pascale Mollier
Publié le 23 avril 2021
"Marion Desquilbet est économiste de l’environnement. Un de ses axes d’étude concerne les liens entre l’agriculture et la biodiversité. De nombreux travaux montrent que l’agriculture industrielle intensive (voir encadré) induit une perte de biodiversité, par la spécialisation des cultures, la simplification des rotations et l’utilisation d’intrants de synthèse (engrais et pesticides). Cependant, ces systèmes sont aujourd’hui plus productifs que des systèmes plus extensifs, plus favorables à la biodiversité, mais nécessitent davantage de surface à production équivalente. Il y a donc une tension entre production et biodiversité.
Comment les scientifiques abordent-ils la tension entre production et respect de la biodiversité ?
Marion Desquilbet : Les débats autour du lien entre production agricole et biodiversité se ramènent souvent à la comparaison du land sparing, qui préconise des systèmes de production intensifs sur des surfaces limitées, pour « économiser » les terres et en consacrer une partie à des « sanctuaires » de biodiversité, et du land sharing, qui privilégie des systèmes de production extensifs, dans une logique de « partage » des terres entre l’homme et la nature. Les arguments en faveur du land sparing s’appuient sur des données empiriques (1) qui montrent que l’essentiel de la perte de biodiversité se produit au moment de la mise en culture des terres. Pour préserver la biodiversité, les défenseurs du land sparing appellent donc à limiter au maximum le nombre d’hectares mis en culture et, pour cela, à privilégier des systèmes intensifs qui utilisent moins de terres que les systèmes extensifs pour une production agricole fixée. Cependant, ce raisonnement ne tient pas compte d’autres effets, notamment de prix et de marché, qui se répercutent sur les niveaux de production et de consommation, et c’est ce que nous avons montré en développant un modèle bioéconomique. Nous montrons que le coût de production plus faible dans le système land sparing va favoriser la consommation, notamment de produits animaux dont la demande réagit souvent plus aux prix. Cette demande accrue va en retour « doper » la production, et finalement augmenter l’utilisation des terres. Les effets de marché poussent ainsi à augmenter la production, et cet effet « rebond » est difficile à contrôler à l’échelle mondiale. Nos travaux amènent donc à relativiser l’hypothèse de départ du land sparing, qui raisonne avec un niveau de production fixé sans tenir compte des ajustements offre-demande. Avec le land sharing au contraire, la réaction à des prix plus élevés devrait modérer la consommation, voire réduire des surconsommations, limitant du même coup l’extension des terres agricoles.
Ces débats sont complexes et ils dépassent maintenant l’arène scientifique. Dans une analyse de la controverse sociotechnique à ce sujet, nous montrons que les arguments en faveur du land sparing sont non seulement surreprésentés dans la littérature scientifique, mais qu’ils sont aussi utilisés dans les rapports de responsabilité sociale des acteurs du monde agricole favorables à l’agriculture industrielle intensive ainsi que dans les standards de durabilité des produits agricoles. Ces modèles ne constituent donc pas seulement des objets techniques, ils véhiculent des visions politiques."
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(1) En se basant sur des indicateurs restreints tels que les populations d’oiseaux.
[Image] Crédit : INRAE, B. Castagneyrol